Projet Humbolt : la polynésie française connecte le Pacifique sud

Dans le bureau de Moetai Brotherson, Président de la Polynésie française, une carte s’étend sur plusieurs mètres de mur, représentant un peu plus de 4 000 km2 de terres émergées, réparties sur 118 îles dispersées dans 5,5 millions de km2 d’océan. « La Polynésie est grande comme l’Europe. Du nord au sud, c’est un Suède-Sicile. Et d’est en ouest, un Roumanie-Portugal », situe son président. Le pays le plus proche, la Nouvelle-Zélande, est à cinq heures trente d’avion. La côte ouest des États-Unis, à neuf heures. En observant cette carte, on comprend mieux pourquoi les questions de connectivité revêtent un enjeu crucial. En Polynésie française, le temps de latence - c’est-à-dire le délai pour que les données soient reçues à destination - est particulièrement important. Et dans les archipels les plus reculés, 84 % de la population est actuellement privée d’accès à Internet. « Certaines îles n’ont même pas la 2G et les bureaux de poste font encore office de lien avec l’extérieur », souligne Moetai Brotherson. « Nous aimerions équilibrer l’activité entre les archipels mais, pour cela, il nous faut une connectivité adaptée ».
Un déficit structurel
Sortir son territoire de l’enclave numérique, le président polynésien y songe depuis longtemps. Logique pour cet ingénieur informatique et télécommunication de formation, ayant travaillé au Japon, en Allemagne et aux États-Unis. Pour cela, les câbles sous-marins s’imposent comme la solution la plus efficace, offrant des débits beaucoup plus élevés et une latence bien plus faible, donc de meilleure qualité. « Pour l’instant, les câbles dans le Pacifique passent par le nord et délaissent la partie sud. Ce maillage au sud est primordial tant le fonctionnement de nos sociétés modernes s’appuie sur l'accès à une connectivité optimale. Pour la télémédecine, l’éducation, les services publics ou les plateformes de paiement etc. ». De fait, lorsque le dossier « Humboldt » est arrivé sur son bureau quelques mois après son élection en mai 2023, Moetai Brotherson n’a pas ménagé ses efforts pour le concrétiser.
Relier les continents
Initié par Google, le gouvernement chilien et l’Office des postes et télécommunications de Polynésie française (OPT), le câble sous-marin Humboldt pourrait transformer radicalement l’accès au numérique de la collectivité polynésienne. « L’idée de relier l’Amérique du sud à la zone Asie-Pacifique en passant par la Polynésie française remonte à plus de dix ans, sans jamais avoir pu se réaliser jusqu’ici », explique Brian Quigley, vice-président chargé de l'infrastructure réseau chez Google Cloud. « C’est un projet unique en ce sens et qui va bénéficier à tous ».
Mais relier le Chili à l’Australie via Valparaíso et Sydney, sur plus de 14 000 kilomètres ne va pas sans son lot de contraintes et de responsabilités. « Nous menons des études pour être très prudents quant aux conséquences sur la faune et la flore. Il faut ensuite décider quel genre de câbles sera le plus adapté », précise Brian Quigley. « Dans les eaux peu profondes, il y a des risques qu’il soit endommagé par l’activité marine ; il faut fabriquer un câble plus épais et donc plus cher. Dans les eaux profondes, en revanche, le câble est alors naturellement mieux protégé, mais son installation prend plus de temps. C’est aussi plus compliqué à réparer en cas de problème ». Actuellement en cours d’installation, Humboldt devrait être opérationnel en 2027.
Dynamiser l’économie locale
Une fois livré, Humboldt devrait réduire le temps de latence de 14,2 % entre 2026 et 2030. Ce qui, à son tour, pourrait entraîner une augmentation du trafic Internet pouvant aller jusqu’à 8,7 % en 2030, selon une étude du cabinet Access Partnership1. De quoi intéresser les grandes entreprises internationales, dont certaines ont déjà pris contact avec Papeete. « Elles sont attirées par le fait que nous avons douze heures de décalage avec l’Europe. Avoir une équipe à Tahiti lorsque l’Europe dort, c’est l’assurance de pouvoir faire du 24h/24. Je pense que cela va s’accélérer quand nous aurons une connexion efficace », confirme Moetai Brotherson, qui cite le BTP, les activités de maintenance ou encore l’installation de data centers comme autres investissements liés directement au projet. D’après les chiffres d’Access Partnership, les nouvelles infrastructures de câbles devraient augmenter la production économique annuelle de 493 millions USD cumulés sur cinq ans, tout en soutenant plus de 2 200 emplois. « Nous aurons besoin d’engager des gens sur place, des techniciens, des managers… Nous allons d’ailleurs commencer à en discuter dans quelques mois avec les universités locales », abonde Brian Quigley. En attendant, le Président polynésien voit déjà grand : « Mon objectif est clair et ambitieux : j’aimerais que dans huit ans, le secteur du numérique et de l’audiovisuel représente le quart de notre PIB ».
Modifier la carte de la connectivité mondiale
Avec ses câbles Tabua et Honomoana, qui relieront bientôt les États-Unis à l’Australie, en passant respectivement par les Fidji et la Polynésie française, c’est aussi la carte de la connectivité mondiale que Google est en train de redessiner. Et pour Brian Quigley, cela pourrait tout changer : « Améliorer les capacités de l’hémisphère sud pour les rendre équivalentes à celles du nord pourrait modifier drastiquement la dynamique des échanges mondiaux ». De quoi donner des ailes à une jeunesse polynésienne très technophile. « Il y a parfois une image faussée de la Polynésie », regrette le Président Brotherson. « Mais nous avons des jeunes qui font des choses extraordinaires dans le numérique et l’audiovisuel. Et j’aimerais qu’ils puissent le faire depuis leur jardin, leur plage, leur vallée. C’est le rêve que permet la connectivité ».