Libérer le potentiel de l’IA en Europe et en France

Le 9 septembre 2024, l’ancien premier ministre italien et président de la banque centrale européenne, Mario Draghi, publie un rapport sur la compétitivité et l’avenir de l’UE. 73 pages qui tirent la sonnette d’alarme : l’économie européenne décroche progressivement par rapport à celle des États-Unis, tandis que la Chine la rattrape peu à peu. Un constat causé par trois défis structurels majeurs : le vieillissement de la population (d’ici à 2040, l’Europe devrait perdre deux millions d’actifs par an), une concurrence féroce à l’exportation sur des marchés mondiaux de plus en plus restreints et enfin un manque de compétitivité dans le domaine des technologies de pointe. Mais sur ce dernier point, l’Europe a une carte à jouer : celle de l’intelligence artificielle.
De nombreux experts et responsables politiques considèrent ainsi l’IA comme la principale opportunité à saisir pour renforcer la compétitivité européenne. Et selon Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, la course à l'IA est loin d'être terminée : « Nous n'en sommes qu'au début », a-t-elle déclaré lors du Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle, organisé à Paris en février dernier. « La frontière ne cesse de se déplacer. Le leadership mondial peut encore être saisi. »
Il est vrai que l’impact économique potentiel de cette nouvelle technologie sur la zone Euro est impressionnant. Selon une étude menée par le cabinet Implement Consulting, un scénario impliquant une adoption généralisée de l’IA et un accès aux meilleurs modèles pourrait engendrer une augmentation de 8 % du PIB annuel de l'Union Européenne en seulement 10 ans, soit l'équivalent de 1 200 à 1 400 milliards d'euros.
Le champ des possibles
D’après Antonin Bergeaud, professeur associé à HEC Paris et lauréat du Prix du meilleur jeune économiste 2025, trois scénarios se dessinent à moyen terme. Le premier suppose une Europe dans laquelle la croissance ne décolle pas car l’adoption de l’IA reste finalement assez limitée. « C’est le plus pessimiste, mais je pense qu’on a déjà un peu dépassé ce stade », rassure-t-il. Le second est celui d’un scénario fermé dans lequel une poignée d’entreprises développent des outils verrouillés pour asseoir leur domination et endiguer toute concurrence. Les gains de productivité restent alors limités, contrairement au troisième scénario, qui décrit une adoption ouverte de l’IA, avec une mise en concurrence permanente entre les différents acteurs et de jeunes entreprises qui viennent challenger sans cesse les modèles et les produits existants. « Cela obligerait tout le monde à innover continuellement, ce qui créerait évidemment beaucoup de croissance », décrypte Antonin Bergeaud. « Une telle projection transformerait l’économie européenne en profondeur », pose Fabien Curto Millet, Chief Economist de Google. « La vraie question est de savoir comment les structures vont se réorganiser à l’échelle européenne pour bien utiliser l’IA », complète Antonin Bergeaud.
Les forces vives
Premier prérequis : les infrastructures, qui occupent un rôle majeur dans le rapport Draghi. Et l’Europe peut se targuer d’investir dans le domaine, alors qu’elle opère déjà, selon Implement Consulting, 26 % des 500 meilleurs superordinateurs mondiaux et se classe deuxième en matière de brevets sur l'informatique quantique. Le 9 avril dernier, la Commission européenne a ainsi lancé un plan d’action baptisé « Continent de l’IA », qui prévoit notamment une enveloppe de 20 milliards d’euros pour développer cinq gigafactories, des centres de calcul haute performance équipés d'environ 100 000 puces IA de pointe, soit quatre fois la capacité des usines actuelles. « C'est important que l'Europe soit ambitieuse. Nous devons optimiser les ressources publiques et investir collectivement pour avoir des infrastructures les plus performantes possibles », appuie Antonin Bergeaud, qui salue l’initiative mais regrette que les infrastructures nécessaires au développement de l’IA à grande échelle soient encore trop souvent fragmentées. « Chaque pays veut avoir son data center localement, pour créer son propre écosystème. C’est ce qui fait que nous manquons de data centers de taille vraiment imposante ».
Outre l'infrastructure physique, la R&D (recherche et développement) est vitale pour le développement d’un écosystème IA prospère. « Si on se concentre sur la partie publique, les dépenses de R&D en Europe sont comparables à celles des États-Unis - avec des trajectoires opposées, avec une tendance à la baisse outre-Atlantique », explique Antonin Bergeaud. « Mais si on prend la sphère privée, en 2023, l'Union européenne a consacré 2,2 % de son PIB à la R&D, soit un total de 386 milliards d'euros, tandis que les États-Unis y ont consacré 3,5 % (correspondant à 884 milliards d'euros) et que la Chine a rapidement augmenté ses dépenses et se situe désormais au niveau de l'Europe en pourcentage du PIB. Il faut combler ce déficit et multiplier les passerelles entre le monde de la recherche, qui est essentiellement publique en Europe, et le monde des entreprises ». Car les forces vives sont bien présentes en Europe. « Il y a un véritable vivier de talents », souligne Fabien Curto Millet. « La proportion de diplômés STEM (acronyme de science, technology, engineering and mathematics, NDLR) est au même niveau que les États-Unis par million d’habitants. Nous avons une recherche de qualité indiscutable ».
Enfin, l’Europe est dotée d’une régulation exigeante, notamment sur les enjeux éthiques, à l’image de l’EU AI Act entré en vigueur le 13 mars 2024, qui évalue les différents niveaux de risques associés à l’IA, classés selon les types d'applications. « Chez Google, on considère que l'IA est une technologie trop importante pour ne pas être régulée et également trop importante pour ne pas être bien régulée », reprend Fabien Curto Millet. « Il existe néanmoins le risque qu’un cadre trop rigide limite une technologie en plein développement ».
La locomotive française
Pour parvenir à son objectif, l’Europe peut aussi compter sur l’un de ses meilleurs atouts : la France. « Par rapport à d’autres pays européens, la France a vraiment pris la mesure de l’enjeu de l’IA, qui est presque une question de survie économique », confirme Antonin Bergeaud. « Malgré les difficultés budgétaires, des efforts d’investissement ont été faits. On peut aussi citer notre formation - reconnue comme étant de très grande qualité - et des facilités au niveau administratif pour entreprendre, ce qui aboutit à la création d’entreprises innovantes qui montrent la voie » - (voir page XX). Selon une étude menée par la Fondation Concorde en 2024, le déploiement de l’IA générative dans les secteurs clés de l’économie française pourrait engendrer d’ici dix ans une augmentation de 9 % du PIB annuel national, soit un gain de 220-240 milliards d’euros.
Dans cette optique, Fabien Curto Millet recommande un plan d’action en trois phases : « D’abord l’activation, pour laquelle nous devons nous assurer que la régulation voulue par l’UE n’est pas de nature à brider l’innovation, mais aussi agir sur le prix de l’énergie qui coûte deux à trois fois plus cher en Europe qu’aux États-Unis. Ensuite l’accompagnement, qui consiste à faire des efforts dans les domaines de l’éducation et de la formation pour s’assurer que notre main-d'œuvre puisse tirer tous les bénéfices de l’IA. Et enfin l’amplification, pour faire en sorte que l’IA soit bien diffusée dans l’économie, notamment au niveau des PME où l’adoption est parfois plus complexe ». Des obstacles finalement surmontables pour éviter la « lente agonie » crainte par le rapport Draghi. Attention au virage.